2016 : Pourquoi je ne continue pas dans la recherche

Par Tobit Caudwell

" Research gap " (Pellicci)
" Research gap " (Pellicci)

Ce texte est un discours que j’ai prononcé en décembre 2015 à l’occasion de ma soutenance de thèse, à destination de mes collègues de laboratoire. Il résume ma position du moment à l’égard du monde de la recherche, dans un contexte de risque d’effondrement systémique. L’image est de Pellichi.

On m’a souvent demandé, et ces jours-ci ne font pas exception, ce que je compte faire après ma thèse. Alors pardonnez le caractère formel de l’affaire : considérant qu’un pot de thèse est aussi un pot de départ, je profite de la tribune qui m’est donnée pour répondre à tout le monde d’un coup, au moins dans les grandes lignes.

Alors autant le dire tout net : non, je ne compte pas continuer dans la recherche. Je me suis pourtant beaucoup plu en thèse, à vos côtés, et je vous en remercie tous très chaleureusement. Alors pourquoi donc changer de voie ?

Eh bien, je pourrais vous dire qu’enchaîner les post-docs, en déménageant régulièrement et si possible à l’étranger, n’est pas ce qui m’enchante le plus en terme de vie de famille. Je pourrais vous expliquer ensuite que faire ces sacrifices pour ne pas trouver de poste par la suite n’est guère plus engageant. Mais les offres existent malgré tout, me direz-vous. Et c’est vrai, je le reconnais. Je serais tenté de vous répondre qu’alors, manquer de moyens, ou passer une partie significative de son temps en recherche de financements et autres tâches administratives, au point de ne plus pouvoir décemment mener ses travaux de recherche ni même tutorer ses étudiants, ne sont pas des perspectives qui me font rêver. Pas plus que le fait de devoir composer avec les querelles interpersonnelles qui minent les labos. Mais ceci n’est pas propre à la recherche, j’entends bien.
Alors je pourrais aussi vous confier que le système de publications, au cœur du processus scientifique, me pose question. Qu’il a tout l’air d’un système à bout de souffle. Que la course aux publications, les pressions financières, le pouvoir des grands éditeurs ou de certains referees vont à l’encontre d’une production scientifique de qualité. Je pourrais constater que l’usage (ou le non-usage), par la société ou les grands groupes, de la connaissance finalement durement produite heurte bien souvent mes convictions.
Par ailleurs, du point de vue du défi intellectuel, je pourrais regretter le manque d’envergure et d’intérêt des sujets d’étude actuels, faisant suite à deux siècles d’avancées sans précédent qui semblent avoir largement défriché le terrain. Ou souligner le peu de résultats obtenus au regard des formidables moyens technologiques désormais mis en œuvre.
Ou bien, en prenant un peu de distance, je pourrais simplement me demander: à quoi bon tout cela ? faire progresser la connaissance ? Mais alors, pourquoi devoir toujours justifier nos projets ? faire progresser la technique dans ce cas ? pour complexifier le monde encore un peu ? gagner un demi pourcent de rendement sur nos moteurs d’avion ou de voiture sans jamais questionner les usages ? puiser un peu plus loin dans les ressources sans que cela ne profite à l’humanité dans son ensemble ? enrichir encore les Grands de ce monde ? faire de la croissance ? Nous savons bien, pourtant, que les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel.

Tout cela joue un peu dans ma décision, c’est évident. Mais on ne touche pas encore le cœur du problème. En effet, vous conviendrez que ce panorama est quelque peu caricatural, et que nous sommes nombreux à nous plaire malgré tout au labo, moi le premier. C’est donc qu’à mes yeux l’enjeu est au-delà.

Mon sentiment, ma très profonde conviction, forgée et affinée ces 7 dernières années à force de documentation et de réflexions, c’est que nos sociétés du XXIème siècle vont vivre un effondrement. Sans doute moins spectaculaire que Mad Max ou Le Jour d’Après, et vraisemblablement bien moins brutal. Mais tout de même "un processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie…) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi"(1). Nous devons en effet nous apprêter à vivre dans un monde où les ressources manquent, où le climat se dérègle, où la biodiversité disparaît, où l’environnement est dégradé, et où les inégalités foisonnent. Tout cela impactant inévitablement nos économies, notre agriculture, notre manière de vivre et les fragiles équilibres géopolitiques, de manière profonde et chaotique.
Mon constat est froid et sans appel. Mais je suis désormais un scientifique . Et en tant que tel, j’ai des compétences pour juger de la qualité et de la validité d’une publication. J’ai été formé à produire, analyser, comprendre et interpréter des données. Puis-je donc encore me considérer comme un scientifique si je n’en tire pas les conséquences qui s’imposent, aussi radicales soient-elles ? Et cet horizon n’offre-t-il pas une formidable opportunité de repenser des modèles à bout de souffle ?
Chacun y répond à sa manière. Mais pour moi, le moment est venu d’en prendre acte et de me mettre en marche. Je mène donc avec quelques amis un projet associatif qui devrait pouvoir, nous l’espérons, nous permettre collectivement de vivre et d’agir en faveur d’une transition écologique, localement. Notre bagage scientifique commun devrait notamment nous permettre de bâtir des ponts entre le monde du savoir et la société civile, dont je pense nous avons grand besoin.

Alors sans doute suis-je encore jeune, naïf et pleins d’illusions. J’assume ces qualificatifs de bon cœur. Mais je vous prie en retour de réaliser qu’aujourd’hui, l’utopie ne se situe plus du côté de ceux qui rêvent de changement, mais de ceux qui pensent l’avenir sans l’envisager.

(1) Selon la définition d’Yves Cochet, citée dans Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens.

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