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22 mars 2023

Ecrire sur l'Anthropocène par Laurent Testot

« Un poulet, neuf titans, et l’humanité sont dans un bateau…. » Laurent Testot et Nathanaël Wallenhorst, 2023, Payot, 416 pages avec des illustrations rigolotes pour un sujet pas si drôle...

Nous avons conçu Vortex un peu comme un prolongement de Collapsus, suite à une série de hasards... Collapsus, pour mémoire, est un livre collectif imaginé par Laurent Aillet, et que j'ai codirigé avec lui, qui a convaincu un éditeur sérieux de mettre des billes sur le projet. Le bouquin a été publié chez Albin Michel, début 2020, pile quelques jours avant qu’on soit tous confinés comme des poulets en batterie. Il s’est quand même bien vendu sans aucune promo, le contexte jouant peut-être en sa faveur. Son argumentaire ? Réunir une quarantaine d’auteurs autour de la thématique de l’effondrement, de façon à restituer une vision kaléidoscopique du phénomène (pour les curieux : l'introduction du livre).
Comme le résumait Laurent Aillet : « Plutôt que de lire une quarantaine d’ouvrages déprimants, vous pouvez avoir le résumé en un seul livre de ce qu’un honnête citoyen doit connaître de l’effondrement. » Collapsus est, d’une certaine façon, une bibliothèque du fait social total qu’est l’effondrement.

2023 : "Vortex. Faire face à l’Anthropocène" - Laurent Testot et Nathanaël Wallenhorst

L’année suivante, Nathanaël Wallenhorst, qui avait fait partie des 40 contributeurs de Collapsus (il y a commis le chapitre « La géo-ingénierie peut-elle modifier les trajectoires de l'Anthropocène ? »en vidéo c’est ici) est revenu avec une idée qu’il m'a soumise : Pourquoi ne pas faire l’équivalent de Collapsus sur l’Anthropocène, un sujet qui le tracasse tellement qu’il a déjà publié ou dirigé une douzaine de titres dessus. L’idée était de solliciter non pas Paul Crutzen (inventeur du terme, décédé en janvier 2021), mais au moins Jan Zalasiewicz, Will Steffen, Anthony D. Barnosky et les autres cadors de l’Anthropocène pour se demander si l’humanité allait dans le mur. Et en cas de réponse affirmative, s’il nous restait encore des issues de secours. Bref, un Collapsus bis, à saveur plus sciences du système Terre, auquel on aurait adjoint les interventions de scientifiques plus axés sciences humaines (au hasard, des gens comme le philosophe Dominique Bourg, l’économiste Gaël Giraud, le géopoliticien François Gemenne, l’historien Jean-Baptiste Fressoz…).

Nous avons concocté un sommaire extraordinaire, puis commencer une tournée des popotes. Hélas ; les éditeurs étaient devenus frileux sur les ouvrages collectifs – pas assez vendeurs. Au bout d’une dizaine de refus, on s’est appelés, et on s’est dit qu’on aurait plus vite fait… d’écrire tout ça nous-mêmes.
Ça a fusé comme une blague, j'ai pondu en dix minutes un synopsis, Nathanaël a validé dans une séance de franche rigolade, on a expédié ça à Sophie Bajard, éditrice chez Payot (celle qui avait déjà publié Cataclysmes), et une heure après on discutait contrat.
Après il a fallu l’écrire... Le sujet n’est pas drôle, et comme nous avions une petite prétention sinon à l’exhaustivité, du moins à une vision élargie, il y avait de quoi déprimer une armada de rédacteurs. En guise de remède, on y a mis de l’humour (Sophie a viré tout ce qu’elle trouvait trop potache), et on s’est offert le Poulet Fermi comme mascotte – un candide extraterrestre et emplumé, effaré du manque de sagesse des sapiens. Payot nous a affecté une maquettiste et illustratrice de génie (Claire Morel Fatio, pour ne pas la nommer), et hop, c’était parti.

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Condensons…

  • Un premier chapitre pour exposer ce qu’est l’Anthropocène du point de vue des sciences dures. Avec le parti pris systématique de n’appuyer les constats scientifiques que sur des articles des meilleures revues peer-reviewed, et puisqu’on est dans la démarche scientifique, on explique au passage comment on checke une info scientifique avec les bons outils Internet (ça peut éviter de dire des bêtises sur les réseaux sociaux). On y reprend les fondamentaux, l’histoire du terme, les 9 limites (qui n’arrêtent pas d’être explosées – le temps qu’on rédige le bouquin, et il a été acté que l’humanité en avait allègrement dépassé deux limites de plus !), la Grande Accélération, etc...
  • Chapitre suivant, on passe aux sciences molles – pardon humaines – en causant de Capitalocène, une notion développée par Andreas Malm et Jason Moore, avec des acceptions sensiblement différentes. Fuse ensuite et logiquement le Plantationocène, qui cible le colonialisme comme moteur de l’Anthropocène (une idée déjà très présente dans le Capitalocène version Jason Moore). Il s’agit d’évoquer d’autres récits, et d’initier l’idée que si les humains sont responsables, tous ne sont pas responsables à égalité – postulat fondamental dégagé par le Capitalocène : un Kenyan est moins anthropocénique qu’un États-Unien.
  • Une fois posée cette idée, on peut alors exposer d’autres récits : Thermocène, Poubellien, Phronocène et Agnotocène, Thanatocène, Pathocène, Entropocène, Chthulucène… On donne chair à ces récits avec une galerie de titans (on appelle ainsi des gens qui ont changé le système Terre à eux tout seul) :
  1. Henry Ford, champion du Capitalocène. Il a redessiné le visage des villes, la manière dont on travaille, l’air que l’on respire.
  2. Christophe Colomb, paladin du Plantationocène. L’initiateur d’un voyage qui a transformé le vivant.
  3. James Watt, saint patron du Thermocène. Celui par qui tout aurait commencé…
  4. Julius R. Oppenheimer, démiurge du Poubellien. Le contributeur essentiel de la Grande Accélération.
  5. John H. Sununu, soldat des Agnotocène & Phronocène. Ce parfait inconnu serait celui qui a fait dérailler la lutte contre le réchauffement climatique.
  6. Fritz Haber, croisé du Thanatocène. On lui doit gaz de combat et synthèse de l’azote, pour gagner la guerre... Pardon, pour nourrir l’humanité.
  7. Donald Trump, promoteur du Pathocène. Le superpropagateur de fake news.
  8. Elon Musk, mécène de l’Entropocène. Ses ambitions : numériser le monde, coloniser Mars…
  9. Mary Shelley, visage du Chthulucène. La prescience littéraire du monstrueux.

Notre pari ? Seul ce foisonnement des -cènes est à même de restituer les multiples facettes de l’Anthropocène, de comprendre la multiplicité des processus à l’œuvre ainsi que leurs innombrables interactions. Bref, de faire de l’Anthropocène ce qu’il est, fondamentalement : un fait humain, donc po-li-ti-que. Trois chapitres sur les histoires de l’Anthropocène, pour analyser comment on en est arrivés là, à la page blanche du présent, grouillante d’incertitudes. La moitié du livre est pliée.

La seconde moitié ? Elle va être consacrée aux futurs possibles. En trois chapitres, évidemment :

  • Un chapitre 4 pour expliquer ce que donne une trajectoire business as usual en terme de sciences physiques. Résumons : ce n’est pas le futur dont on rêve.
  • Un chapitre 5 pour expliquer ce que donne une trajectoire business as usual en termes de sciences humaines (déclinés selon les scénarios en -cène). Résumons : ce ne sont pas les futurs dont on rêve.
  • Et un chapitre 6 pour proposer des solutions articulées sur des raisonnements complexes, à l’intersection entre les diverses sciences dures et molles – sans exclusivité, mais avec un appel insistant : si on veut s’en sortir, il va falloir sortir des raisonnements en silo. Et politiser l’Anthropocène. Sinon on aura les solutions des experts-qui-comprennent-tout, et retour au chapitre 5, géo-ingénierie + surveillance numérique + guerres pour les ressources…

Pour conclure, reprenons à partir d’un propos ramassé ce jour sur un réseau social. Le commentateur a lu le titre Vortex. Faire face à l’Anthropocène, et il a posté épidermiquement « Capitalocène, pas Anthropocène ! »
Réflexion profonde. On comprend bien que les deux acceptions de Capitalocène ont en commun de faire, sur un constat qui s’origine dans le marxisme, du Capitalisme dérégulé l‘agent moteur de l’Anthropocène. La déclinaison Plantationocène renvoie au constat des origines coloniales et écocidaires de l’Anthropocène. Le Thermocène est un constat d’ingénieur – brûler des hydrocarbures entraîne un désagréable changement climatique. Le Poubellien souligne que les pollutions chimiques sont le premier responsable de l’effondrement de la biodiversité (qui incidemment agit de concert avec le réchauffement climatique, l’un aggravant l’autre et réciproquement). Le Phronocène (nos ancêtres ne savaient pas, ils n’ont pas pu réagir) et l’Agnotocène (la fabrique de l’ignorance par des lobbies) ciblent notre psyché, inconsciente ou manipulée, comme coupable. Le Thanatocène dénonce le rôle moteur de l’industrie de la guerre dans cette histoire. Le Pathocène renvoie à notre histoire coévolutive avec les microbes et virus, auxquels on vole leur garde-manger en détruisant les écosystèmes ; c’est alors que les plus débrouillards, ou les plus chanceux, mutent pour s’inviter vers une nouvelle nourriture, à l’instar du Covid qui nous a trouvés à son goût. L’Entropocène est une façon d’analyser la numérisation du monde, et ce qu’elle traîne comme impensé physique ; car Internet, avant d’être du virtuel, est une infrastructure aussi colossale qu’énergivore. Enfin débarque le Chthulucène, l’ère de l’innommable, jailli d’une blague de la philosophe Donna Haraway.

Suivant son inspiration, on termine sur un virus, pour flécher les voies de sortie possible. Le virus du bon sens, dont on espère qu’il aura un coefficient de contamination dément. On en aura besoin. Et il faudra toutes ces facettes, en interaction permanente, pour y arriver. Partisans de tous les -cènes, unissez vos récits – ou périssez !

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