2015 : Interview de Vincent Rondreux

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Interview de Vincent Rondreux, journaliste, spécialiste du pétrole et de la déplétion

Vincent, pour les membres d’Adrastia, tu es surtout connu comme l’auteur du blog de référence qu'est DrPetrole&MrCarbone.com, mais plutôt que de te redemander des infos que tu as déjà publiées et qui sont consultables par tes blogs, nous aimerions mieux connaître la personne derrière les articles, c’est-à-dire ton parcours d’individu conscient des difficultés à venir. Si tu le permets, nous allons inverser les rôles et nous improviser journalistes-interviewers pour te poser quelques questions plus personnelles en espérant que tes réponses pourront éclairer un peu toute personne qui entame le long voyage de la prise de conscience.

Adrastia : D’où vient ton intérêt pour le monde en général et la nature en particulier ? Quel est ton avis sur son état actuel et la direction qu’il prend ?

Vincent Rondreux : Je suis un enfant de la campagne. J’ai grandi en observant la nature et en agissant sur elle : cueillette, pêche, jardin… Quand j’étais au collège, je participais à un club d’astronomie. Je pense que mon intérêt pour le fonctionnement de la planète vient de là. Ensuite, pendant mes études, j’ai découvert l’analyse systémique. Nature, planète, système… Ce sont les trois centres d’intérêts qui, une fois reliés entre eux, notamment par des lectures, m’ont, je pense, permis de prendre conscience de la gravité réelle de la situation de l’être humain. Car ce n’est pas pour moi la planète qui est réellement menacée mais avant tout nous-mêmes, la civilisation issue des Lumières et aussi, à assez court terme si l’on n’appuie pas très durement sur le frein de l’extraction des énergies fossiles, nos vies, celles de nos enfants, petits-enfants…

A : Peux-tu nous citer quelques ouvrages, évènements ou personnages qui t’ont marqué dans cette prise de conscience ?

V. R. : Même si je l’ai lu alors que je n’avais encore aucune notion du problème énergie-climat, il y a Le Macroscope de Joël de Rosnay car c’est une invitation à décloisonner les disciplines pour faciliter la compréhension du monde. Cette approche est, je crois, capitale pour penser à un niveau comme celui de la machine terrestre, pour ressentir vraiment cette machine. Sinon, pour ma « prise de conscience » proprement dite, je citerai L’Avenir climatique de Jean-Marc Jancovici pour la rigueur de la démonstration scientifique, La terre est un être vivant– l’Hypothèse Gaïa de James Lovelock pour l’aspect systémique du problème. Expliquant comment les civilisations décident de leur disparition ou de leur survie, Effondrement de Jared Diamond a ensuite bouclé la boucle tandis que Pétrole : la fête est finie ! de Richard Heinberg a calé l’irréversibilité de notre futur énergétique, la déplétion, avec les risques qui s’y rapportent. Comme personnages, au-delà des glaciologues comme Claude Lorius et des paléontogues sans lesquels les irréfutables preuves de notre gros souci seraient encore figées dans les glaces et les sédiments, je citerai Jean-Marc Jancovici dont j’ai lu à peu près tous les livres, et également ces nombreux « anciens » qui tirent différentes sonnettes d’alarme depuis des lustres : Lovelock, Meadows, Hessel, Morin… Mais nous ne sommes visiblement plus dans une société où l’on écoute vraiment les anciens…

A : Que s’est-il passé ensuite ? Quelle fut ta réaction ? Comment as-tu vécu par la suite ?

V. R. : J’ai cru au départ que plus jamais je ne pourrais être heureux. Que ce soit sous l’angle du changement climatique, de l’énergie, de la démographie, de l’économie ou encore de l’histoire des civilisations, je n’ai fait que confirmer mon sentiment d’impasse. Je dévorais les livres avec le désir profond de me tromper, mais cela n’a fait qu’aiguiser mon point de vue. J’ai ressenti un deuxième choc un ou deux ans plus tard avec la lecture d’Effondrement, avec cette certitude que les solutions à notre problème sont aux antipodes de notre actuelle société mondialisée et que la Terre n’est qu’une île de Pâques dans l’univers… Je n’ai pas arrêté d’ennuyer les gens, notamment mes proches, avec mes considérations, forcément jugées « pessimistes » ou « défaitistes ». Il était en revanche difficile de parler de cet état de trouble profond que je ressentais, ce que Rob Hopkins appelle le « moment End of Suburbia ». C’était comme si une grande part de ce que l’on m’avait appris depuis toujours n’était en fait qu’un leurre. Je suis passé par un état assez « schizophrène » où j’avais de plus en plus conscience que ma vie était en décalage avec ma conscience.

A : Aujourd’hui où en es-tu ? Quelle est ta philosophie de vie ?

V. R. : Je me définis comme étant en transition vers un monde de demain qui reste à construire. Ca veut dire que je mets autant que possible mes compétences au service de la problématique énergie–climat et de sa compréhension, et que je tâche de mettre ma vie quotidienne et mes actes en cohérence avec ma conscience de la réalité humaine d’aujourd’hui. Je pense que ceux qui parviennent à être dans leur vie personnelle de moins en moins dépendants des énergies fossiles, se donnent des armes pour faire face aux chocs que nous allons connaître et pour conserver une capacité à être heureux.

A : Peux-tu nous développer cette notion d’improbabilité développée par Edgar Morin et qui semble aujourd’hui te servir de guide ?

V. R. : Edgar Morin dit en substance que, dans le cas de l’espèce humaine, la catastrophe est très probable tandis que la métamorphose est improbable. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est impossible. Il fait une analogie avec la deuxième guerre mondiale : jusqu’à la fin 1941, la victoire des nazis en Europe était très probable, mais il a fallu deux événements improbables pour que les choses basculent : un hiver précoce et particulièrement rigoureux alors que les Allemands étaient aux portes de Moscou, et l’attaque de Pearl Harbor qui a obligé les Etats-Unis à rentrer en guerre. Aujourd’hui, des événements improbables qui déclencheraient l’émotion et favoriseraient la réflexion d’un grand nombre de personnes pourraient très rapidement massifier la conscience de la gravité réelle du réchauffement global, et permettre que l’on bascule vers un monde nouveau qui ne soit pas forcément le chaos. La conscience du risque que nous courons peut nous donner le but commun dont nous avons besoin.

A : Selon toi, donc, il n’y a donc pas de raison de désespérer ou plutôt, dit autrement, il existe des raisons d’espérer ?

V. R. : A priori, la situation peut évidemment paraître désespérée, mais un homme a besoin d’espoir pour continuer à vivre. Je pense que les femmes et les hommes les plus solides seront parmi ceux qui parviendront à conserver des raisons d’espérer, à la condition que ces raisons restent cohérentes avec la réalité de la situation, car on ne peut pas avoir de vraies raisons d’espérer sans vraie conscience de la gravité du problème. Un médecin ne peut pas faire la bonne prescription s’il ne fait pas le bon diagnostic. Et, dans notre cas, tout déni ne peut qu’aggraver la situation, car nous sommes dans une course contre la montre.

A : Quel futur, raisonnablement plausible, souhaites-tu pour l’humanité ?

V. R. : Je lui souhaite avant tout d’apprendre rapidement à être solidaire et à partager. Sinon, le risque est bien qu’elle s’effondre dans le chaos, la misère, les affrontements, la violence… Les récents attentats en France doivent faire réfléchir : ils font partie des drames que peut générer dans les sociétés humaines le dérèglement de la machine climatique. La question des migrants doit également nous faire réfléchir : même avec un réchauffement global qui serait limité à +2°C depuis l’époque préindustrielle, les migrations à l’intérieur et à l’extérieur des Etats vont fortement croître.

A : Quel conseil donnerais-tu à quelqu’un qui lirait cette interview ?

V. R. : S’il s’interroge sur la gravité effective de la situation, je lui conseillerais de multiplier les lectures sur la problématique énergie–climat, par exemple SortirDuPetrole.com et DrPetrole&MrCarbone.com, et en faisant toujours attention à ne pas imaginer la situation comme il voudrait qu’elle soit mais comme elle apparait effectivement. S’il a déjà connu « sa » prise de conscience personnelle, je lui conseillerais de se regarder pédaler, de remettre en question volontairement l’ensemble de sa vie (son logement, son travail, ses modes de déplacement, ses loisirs…) et de mettre progressivement celle-ci en cohérence avec sa pensée, sans attendre qu’une solution vienne d’en haut ou que quelqu’un d’autre le fasse à sa place.

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